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L’application des sens


Un exercice pour réconcilier le centre et la périphérie

Emmanuelle Maupomé

Le rapport juste à autrui n’est pas d’abord fondé sur une injonction morale mais sur un « sentir
juste » qui est une capacité à participer au sentir même de Dieu. Comment le faire naître et l’éduquer en nous ? Quel lien avec les sens du corps ? L’exercice de l’application des sens proposé par Ignace permet d’entrer dans l’expérience de ce sentir juste.

Qu’est-ce qu’être juste ? Un maître hassidique de la fin du XIXe siècle, rabbi Tsadoq ha Cohen de Lublin, raconte que la lumière du premier jour de la Création, celle qui permettait de voir jusqu’aux périphéries du monde, n’a pas complètement disparu puisque Dieu en a placé un éclat au cœur de chacune de ses créatures. C’est cet éclat qu’il contemple en elles, au moment où il les arrache au chaos, et qui les lui fait voir bonnes.

 

Qu’est-ce qu’un juste alors ? C’est celui ou celle qui perçoit, comme Dieu, l’éclat de la lumière en son prochain, quand bien même cet éclat serait caché sous un « monceau de détresse ou de méchanceté ».

Merveilleuse histoire : le juste n’est pas d’abord celui qui possède la lumière de Dieu mais celui qui perçoit cette lumière hors de lui-même, à la périphérie de lui-même, en chaque créature, et qui peut alors « parier » sur cette lumière, envers et contre tout... Merveilleuse histoire : le rapport juste à autrui n’est pas d’abord fondé sur une injonction morale mais sur un sentir juste, qui est capacité à participer au sentir même de Dieu...

Mais comment ce « sentir juste » peut-il naître et s’éduquer en moi jusqu’à pouvoir accueillir, dans le même acte, le visible et l’invisible, jusqu’à pouvoir reconnaître, hors de moi-même, ce « je-ne-sais- quoi » dont j’ai fait l’expérience au plus intime de moi ?

Et puisque l’on parle de sentir, ce sentir-là serait-il en lien, voire en continuité, avec l’expérience sensible la plus ordinaire, avec l’exercice de ces sens corporels par lesquels je reçois concrètement le monde, grâce auxquels aussi je trouve mes repères et ma place parmi les êtres et les choses ?

Le chemin vers un tel sentir ne devrait rien avoir de bien extraordinaire. Chaque jour, l’enfant nous y devance quand il joue. Sous une table de bois devenue carrosse, il est tout entier « présent » et tout entier « ailleurs », attentif à un invisible qui ne le coupe pas de la réalité de la table mais qui le relie au contraire à elle. Chaque jour, l’artiste s’y risque aussi, guetteur inlassable du moment juste où l’invisible et la matière de son art – gouache, argile, sons ou rythme – s’entremêlent dans la même œuvre, « à la jonction d’un labeur sans relâche, d’une écoute de ses propres profondeurs et du mouvement fortuit et parfois inespéré de la lumière ».

Les traditions religieuses, et parmi elles la tradition chrétienne en ses avenues les plus ordinaires – la liturgie, les sacrements, la prière –, ouvrent aussi à ce chemin. Elles peuvent en proposer un savoir et des pratiques que je voudrais essayer d’écouter ici, en m’attachant en particulier aux Exercices spirituels et à cet exercice spirituel particulier qu’est l’application des sens.

Sentir intérieur, centre et périphérie

Tout priant sait, avec l’homme de la Bible, que la relation à Dieu relève d’une expérience, et d’une expérience qui a du goût, de la saveur. Les images et les mots qui évoquent alors le plus précis, le plus concret de nos expériences sensorielles, semblent très adaptés pour évoquer ce goût : « Goûtez et voyez comme est bon le Seigneur ! », s’écrie le psalmiste (Ps 33). Les sens inscrivent une expérience dans notre mémoire, des images que nous utilisons pour rendre compte de ce qui se passe dans cette relation avec Dieu. Il ne s’agit cependant que d’un usage analogique, c’est-à-dire que le sentir et les sens spirituels dont il s’agit sont clairement d’un autre ordre que le sentir et les sens corporels.

Le fait est d’ailleurs que, pour prier, il faut « fermer la porte de sa chambre » (Mt 6,6), mettre en silence ses sens corporels, les couper quelque peu du monde des objets qu’ils sont habitués à recevoir et à explorer, pour nous rendre attentifs à une réalité autre, que nous avons tendance à situer « à l’intérieur ». Dans cette topologie spirituelle un peu intuitive et spontanée, l’intérieur est aussi le centre, par opposition à la périphérie : un centre où demeurerait le « je », dans sa capacité à nommer les sensations, à les organiser, et dans sa capacité aussi à juger, à décider. Un centre qui serait le lieu de ma liberté et de mon identité la plus profonde. Un centre distingué – voire protégé – de la périphérie par une limite dont la « peau », avec les sens dont elle est le support, nous donne métaphoriquement la plus immédiate des images. La peau est ici à la fois la porte ouverte vers la périphérie et l’enveloppe protectrice qui définit et protège l’intérieur...

Le problème avec cette représentation, on le sait, est qu’elle nourrit facilement cette très antique tendance à opposer – voire, comme les Pères, à hiérarchiser – l’intérieur et l’extérieur, le centre et la périphérie, les sens spirituels et les sens corporels. À l’intérieur serait le lieu du spirituel, de l’unité où Dieu et mon âme résident et se découvrent ; à la périphérie, le lieu de la matière, de la dispersion, celui où je cours le risque de me perdre moi-même de vue en même temps que d’oublier Dieu.

Sur un autre plan, cette topographie imaginaire, qui cherche à refléter une vérité anthropologique et spirituelle, peut donner forme et représentation à nos angoisses les plus profondes, aux sources de nos violences. Quand, pour bien des raisons, la réalité intérieure inquiète, alors la périphérie peut devenir le lieu de la fuite, le lieu où je vais m’imaginer vivre, porté par l’excitation de la sensation. Les sens sont alors les serviteurs de cette fuite dans une extériorité coupée de l’intériorité. Quand, pour des raisons encore plus fréquentes, la confiance en la limite vient à manquer, alors c’est la périphérie qui devient dangereuse. Panique de m’y dissoudre, de m’y répandre ; panique qu’elle vienne m’envahir, faire intrusion. Les sens se font alors gardiens de la forteresse, serviteurs d’une passion de la maîtrise et du contrôle : le regard évalue, jauge, épie, l’oreille est aux aguets, la main saisit ou palpe, le corps refuse d’être touché. Les sens ne trouvent plus que ce qu’ils veulent trouver, s’attendent à trouver, fermés à tout ce qui pourrait déconcerter ou surprendre. Dans tous les cas alors, les sens oublient d’être lieux de passage entre l’extérieur et l’intérieur, lieux d’ouverture et d’accueil de la périphérie. Ils ne peuvent évidemment plus se laisser surprendre par le mystère intérieur, pas plus que par la « lumière cachée » qui transfigure la périphérie...

La prière, l’art et le jeu indiquent pourtant, nous l’avons dit, une autre vocation pour les sens que de tenir défensivement à distance – ou à disposition – la réalité intérieure et la réalité extérieure, le centre et la périphérie...

Dans les Exercices, l’application des sens

Dans les Exercices spirituels, le sentir intérieur est bien au cœur de la pédagogie proposée par Ignace. Une annotation, à laquelle reviennent sans cesse ceux qui pratiquent les Exercices, affirme avec force que « ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement » (Ex. sp., 2). Dans cette ligne, la première responsabilité de l’accompagnateur sera de ne pas empêcher le retraitant de « sentir » par lui-même en l’encombrant de paroles inspirées, et la seconde de lui apprendre à se laisser intelligemment guider par ce maître intérieur qu’est le sentir spirituel.

Cette initiation au sentir passe à la fois par l’éducation au discernement spirituel – qui consiste d’abord à « sentir et reconnaître, en quelque manière, les diverses motions qui se produisent dans l’âme » – et par l’initiation à une manière de prier où il s’agit moins d’aligner les pensées que d’être attentif aux points où l’on sent « une plus grande consolation ou désolation ou un plus grand sentiment spirituel » pour s’y arrêter, en accueillir longuement la lumière, pour y revenir aussi dans les répétitions.
Le sentir dont il est question ici est bien du côté du sens intérieur plutôt que « des » sens corporels ou même « spirituels » : ce que l’on sent ici, ce sont d’abord des motions, des sentiments plus ou moins intenses et différents (joie, paix, tristesse, etc.) qui poussent à aimer, plutôt que des sensations (couleurs, sons, odeurs, touchers, etc.).

 

Pourtant les sens corporels ne sont pas absents de cet affinement du sentir intérieur. D’une part, le retraitant est invité par les additions35 à user positivement d’eux plutôt qu’à les mettre en sommeil, dans une ascèse très positive, de sorte qu’ils aident à recevoir ce que l’on cherche : « Il faut veiller à faire l’obscurité ou la lumière, à faire usage du beau ou du mauvais temps, dans la mesure où celui qui s’exerce sentira que cela peut lui être profitable et l’aider à trouver ce qu’il désire » (septième addition). D’autre part, les sens sont convoqués au cœur même de la prière : à partir de la deuxième semaine, le retraitant est invité à « voir » et à « écouter » les personnages du mystère qu’il contemple et, au soir de chaque journée, Ignace lui propose une
« application des sens » (Ex. sp., 121).

À quoi invite exactement cet exercice ? Le texte indique qu’il s’agit d’« appliquer les sens de l’imagination », de façon méthodique, sur la ou les contemplations de la journée : « après la prière préparatoire et les trois préambules », j’imagine que j’exerce mes sens corporels, les uns après les autres, sur les différentes représentations intérieures qui se sont peu à peu construites, au long des contemplations et des répétitions. Chemin faisant, ces sens peuvent aussi bien « s’appliquer » à des réalités sensibles très concrètes (« voir les personnes [et] les circonstances en détail », « embrasser, baiser les endroits où [elles] marchent »), qu’aux réalités les plus spirituelles : sentir et goûter « l’infinie suavité et douceur de la divinité, de l’âme et de ses vertus ».
Cet exercice qu’Ignace propose de manière quasi constante de la deuxième à la quatrième semaine des Exercices peut déconcerter... Dans l’histoire des Exercices, il a d’ailleurs donné lieu à des interprétations différentes (36) : certains, à la suite du Directoire de 1599, l’ont présenté comme un simple exercice d’imagination, facile et délassant pour le soir, inférieur en tout cas en dignité à la méditation ; d’autres, et non des moindres (Polanco, Nadal, Gagliardi, Surin, etc.), en font un exercice essentiel pour Ignace, une introduction à une contemplation plus « mystique », « infuse », même si celle-ci ne peut bien sûr se commander.


De fait, dans la pratique, l’exercice peut donner lieu à des expériences assez différentes.

  • Certains s’y engagent « avec application », de manière un peu laborieuse, et ont l’impression de « se casser la tête » à faire un nouvel effort d’imagination et à appliquer de manière séparée, volontaire et consciente, les cinq sens au soir de la journée. Ils ont le sentiment de couper un mouvement de fond qui allait vers plus de passivité et d’unification, moins d’« exercice ». L’accompagnateur, pour soutenir ce mouvement de fond, peut préférer alors leur proposer une autre répétition ou un psaume.

  • D’autres, très imaginatifs, construisent des tableaux colorés, très riches voire pittoresques, où manque peut-être une sorte de réserve à laquelle l’accompagnateur essaiera avec respect de les inviter.

  • D’autres enfin, après un ou deux temps où ils se sont exercés à suivre la lettre du texte, entrent avec confiance dans une prière où il s’agit moins de chercher à construire quelque chose de neuf que de trouver tranquillement une place où s’asseoir dans le paysage intérieur qui a été arpenté toute la journée. Ils y attendent alors que vienne simplement à eux ce qui remonte du travail intérieur de cette journée. « Leur volonté est au repos et ils laissent toucher en eux le ou les sens qui doivent l’être, sans choisir. Ce qui domine ici, plus que l’application successive et volontaire de chaque sens, c’est la simplicité et la densité concrète d’une présence qui engage le corps, c’est une forme d’abandon et d’attention mêlés dans la confiance, c’est l’accueil plein et assez silencieux de ce qui s’offre.

En reprenant Jean de la Croix, on pourra peut-être introduire le retraitant à cette manière de prier en lui expliquant que la différence entre l’application des sens et les autres contemplations de la journée est celle qui existe « entre travailler et jouir de l’œuvre achevée, [...] entre la peine de marcher et le repos et la quiétude d’être parvenu au but ; ou bien entre faire cuire le repas et le manger et le savourer tout cuit et mâché [...], entre recevoir et profiter de ce qui est déjà reçu » (2 Montées, 14,7). L’appel fait aux sens corporels, fût-ce en imagination, participe bien ici à l’entrée dans une contemplation plus simple, plus unifiée. Peut-être parce que les sens, en lestant ce qui a été saisi intérieurement dans la journée par le caractère concret propre au corps, nourrissent le sentiment d’une présence objective et favorisent une prière moins spéculative. Peut-être aussi parce que l’application des sens, comme l’écrit Adrien Demoustier dans sa lecture des Exercices, renforce le caractère passif de l’expérience en prenant appui sur la dimension passive de la perception.

Mais il y a autre chose. Si les sens normalement tournés vers l’extérieur peuvent ainsi soutenir la contemplation, la contemplation vient en retour comme ouvrir les sens, les éveiller à une autremanière de s’exercer. Le retraitant l’éprouve souvent dans ses promenades, à table ou pendant les offices : il s’aperçoit qu’il voit, entend, sent de manière nouvelle et surprenante les paysages, la musique et le silence, les visages, tout ce qui était déjà là mais qui n’était jusque-là que périphérie vague et lointaine, tout ce qui était « extérieur » et qui se met à lui faire un signe amical et familier, tout ce qui n’était que « chose » et matière et qui se met à refléter la lumière amie. Guidé par un sentir intérieur qui ne cesse de s’affiner, le retraitant apprend de l’intérieur une manière spirituelle d’user de ses sens corporels, qui vient réconcilier en lui le centre et la périphérie, l’intérieur et l’extérieur.

Les chemins de cette réconciliation

« Dans la contemplation, les répétitions et l’application des sens, les sens mènent d’abord le combat de l’attention véritable. Il ne s’agit plus d’opposer l’attention portée au monde sensible extérieur, et celle portée au monde intérieur ; il s’agit seulement d’apprendre l’attention, cette attention non crispée sur un résultat à obtenir et qui est d’abord attente37. Quand l’application des sens s’ouvre au lâcher prise contemplatif dont nous avons parlé, les sens reçoivent d’entrer dans cette attention-là, qui se conjugue avec une attente patiente, désirante, une attente de ce qui vient et ne se prend pas, de ce qui se donne dans la durée d’une présence humble et aimante. Ici, s’éveille sans doute leur capacité à accueillir toute chose, toute créature et le « malheureux » en particulier, de manière vraiment attentive : la plénitude de l’amour du prochain, la capacité de sortir de soi pour « faire attention à un malheureux », demandent, pour Simone Weil, de savoir poser sur lui un « regard [qui] est d’abord un regard attentif, où l’âme se vide de son contenu propre pour recevoir en elle-même l’être qu’elle regarde tel qu’il est, dans toute sa vérité. Seul en est capable celui qui est capable d’attention ». Et elle ajoute que c’est un miracle.

Le retraitant apprend peut-être aussi, de l’application des sens, qu’une autre condition de l’éveil de ses sens à leur profondeur spirituelle, c’est la confiance, dont l’autre nom est la foi. De fait, les sens ne voient l’invisible que dans la foi. Les disciples percevaient Jésus avec leurs sens, mais c’est dans la foi qu’ils ont pu voir, entendre et toucher le Verbe de vie. Si la vie de foi, si la prière, si la démarche des Exercices ont bien nourri en lui la confiance qu’il est tenu par un autre, alors le retraitant peut oser, non sans combat parfois, se lâcher lui-même, se détacher de lui comme centre, comme tour de contrôle du réel, pour s’abandonner à ce qui doit venir. Alors il peut utiliser autrement ses sens que pour fuir dans la sensation ou dans la maîtrise du réel. Ce n’est ni le vide, ni la dissolution, ni l’envahissement par autrui, qu’il expérimente, mais l’imprévu d’une rencontre où les sens peuvent retrouver leur fonction première : l’accueil – ordonné à la louange et au respect – de ce qui se donne et n’est pourtant pas à disposition, de cette lumière hors de moi que je ne reconnais que parce que je l’ai d’abord contemplée sur la face du Christ (2 Co 4).

Il n’est en effet pas anodin que, dans une spiritualité chrétienne, cette éducation à un sentir juste qui réconcilie le visible et l’invisible en même temps que le centre et la périphérie, se fasse au long d’un parcours contemplatif du Christ incarné. Car ce que le retraitant a appris à sentir, à reconnaître de contemplation en répétition, de répétition en application des sens, c’est la manière de Celui qui vient à la rencontre de l’homme dans la périphérie, le monde des sens, le monde du visible. Il a appris à reconnaître sensiblement son « style » inimitable qui ne vient pas fuir la réalité « extérieure » mais peut faire de tout lieu où il se tient un lieu « humble, beau et gracieux »... Il a appris à distinguer cette lumière de ses faux-semblants – et, parmi eux, la « pure » lumière de l’esprit quand il n’a pas de corps comme la lumière clinquante et stéréotypée des sens dénués d’esprit. Il a appris la lumière qui émane de la chair quand cette « chair respire l’esprit »39. Il s’est laissé étonner, attirer par elle, jusqu’à pouvoir se décider pour elle au moment de l’élection. « À ta lumière, nous voyons la lumière » : à sa lumière désormais, qui est d’abord celle de la Résurrection, il peut comme le juste voir l’éclat de la lumière du premier jour cachée en toute créature et, avec le juste, se décider résolument, joyeusement pour elle.

Christus n°259 - Décentrés pour aimer.

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