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TROUVER DIEU EN TOUTES CHOSES 

 

Extrait d'un texte de Maurice Giuliani, publié dans le n°6 de Christus (avril 1955) 

 

 

C'est un drame que d'être partagé entre deux appels également irrésistibles et cependant contradictoires. "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit", dit l'un soulevant toute une procession d'images : le désert, le silence, les yeux clos sur le seul-à-seul avec Dieu. "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", répond l'autre dans un cri qui semble jailli du sein de la souffrance humaine er qui ne tolère pas qu'on sursoie plus longtemps à la soulager.

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Drame réel, certes : combien de chrétiens le vivent chaque jour, incapables de choisir, plus incapables d'assurer leur union à Dieu en même temps que la fidélité à leur action ! Mais drame dont il faut résolument refuser d'être victime : le second commandement est "semblable" au premier. Ce dilemme est trop simpliste pour être vrai, et Dieu ne veut point être servi dans de telles gênes : les saints en portent témoignage, eux qui ont creusé assez profond dans leur âme pour atteindre à l'unité. Parmi eux, il semble que ce fut la grâce particulière de saint Ignace de rappeler que la vie spirituelle n'est point d'abord problème d'oraison ni problème d'action, mais une fidélité à Dieu qui exige la fidélité aux tâches divines. C'est ce que nous voudrions montrer dans ces pages, en retraçant à grands traits son expérience, son enseignement et les lignes spirituelles qu'il définit.

 

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Saint Ignace n'est jamais un théoricien. Ce qu'il a à nous dire ne se fonde pas sur une doctrine, mais sur une expérience personnelle qui trouve sa garantie dans les certitudes intérieures dont elle s'accompagne. Nous ne pouvons donc saisir ce qu'a de propre son enseignement sur les vrais rapports entre l'oraison et l'action qu'en parcourant d'abord les étapes de son itinéraire, dans les trois grandes périodes de sa vie spirituelle.

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Sur la route qui le conduit de Loyola à Barcelone et à Jérusalem, Ignace s'arrête un jour dans le boug de Manrèse. Des évènements imprévus l'y retiennent pendant près d'une année. Sans doute ne mène-t-il pas alors une vie d'anachorète :

il loge à l'hôpital, au couvent des Dominicains, dans une maison amie ; il recherche la compagnie des pauvres ou des "personnes spirituelles" ; dans les derniers mois, il s'adonne déjà à un véritable apostolat. Mais il reste cependant tout orienté vers une vie de pénitence et d'oraison : il priait, raconte-t-il, sept heures par jour, à genoux ; et, de plus, il consacrait à "penser aux choses de Dieu" tout le temps qui n'était pas occupé aux conversations spirituelles.

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Dieu est alors son "maître d'école" et, après quelques mois d'une prière plus rude et désolée, va le combler de faveurs mystiques. L'oraison est le temps privilégié d'une union à Dieu qui se manifeste en fruits de "dévotion" et de "consolation".

Si l'on peut aisément distinguer un progrès au cours des multiples expériences qu'Ignace est amené à faire alors, si l'éclosion de son zèle vient modifier de plus en plus non seulement sa vie de pénitence, pour l'adoucir, mais sa prière, pour la charger de tous les appels du Règne du Christ, il est clair cependant qu'à Manrèse le pélerin ne connaît d'autre oraison que celle qu'il pratique seul-à-seul avec Dieu, dans la grotte où il aime revenir chaque jour, au bord du Cardoner, dans les offices liturgiques et spécialement à la Messe, au pied des calvaires qui jalonnent les chemins. Oraison aux formes déjà très variées, semée d'ailleurs de tentations et d'illusions, mais qui s'enrichit de ses propres joies et ne laisse en Ignace "d'autre désir que d'avoir Dieu seul pour refuge".

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Une nouvelle période commence, lorsque Ignace décide, "pour pouvoir aider les âmes", de s'engager dans la longue carrière des études. Dès les premières leçons de grammaire latine, voici que se présentent (comme par habitude!) "une intelligence nouvelle des choses spirituelles et de nouvelles consolations" qui comblent son âme mais sont le plus sûr obstacle à l'effort exigé par son travail. Déjà entraîné à "discerner les esprits", il a tôt fait de reconnaître et de surmonter la tentation. Mais il lui faudra aller beaucoup plus loin encore et accepter que l'étude impose ses exigences, interdise souvent l'oraison, remette à plus tard l'apostolat. Lorsque, sur le bateau qui le ramenait de Terre Sainte, il mûrissait devant Dieu son "intention d'étudier", Ignace imaginait-il qu'il allait entrer dans une période où, pour obtenir la "science acquise" par l'effort humain, il devrait faire le dur sacrifice des dons que Dieu lui communiquait dans l'oraison ? Il ne le semble pas : cette découverte fut, pour lui progressive. C'est l'expérience qui lui apprit ce qu'il enseignera plus tard à ses fils, que l'étude "réclame d'une certaine façon tout l'homme1", corps et âme, et qu'elle absorbe, sous peine d'échec, toutes les puissances de l'esprit. Polanco, l'un de ses biographes les plus fidèles, note ainsi le fait : 

C'était son habitude, quand il n'avait pas d'autres occupations entreprises pour le plus grand service de Dieu, comme par exemple d'aller par les routes, etc., de se donner plus longuement à la dévotion et aux mortifications. Et quand il était occupé à enseigner la doctrine chrétienne, et à d'autres oeuvres importantes pour l'aide du prochain et qui réclamaient beaucoup de temps, ou bien aussi aux études, il abrégeait beauocup le temps de l'oraison, se contentant de la Messe, des examens de conscience, et d'une heure environ pour l'oraison. Car il lui semblait qu'il serait plus agréable à Dieu notre Seigneur qu'il donnât plus de temps et d'effotr aux activités qu'il prenait seulement pour son service et sa gloire. De la sorte, malgré les nombreuses difficultés qu'il y trouvait, il était dans les études l'un des plus zélés et des plus travailleurs2".

 

Le Père Nadal, évoquant plus tard les trois difficultés principales rencontrées par Ignace dans ses études, remarque que la plus grave était "sa tendance à la dévotion et son habitude des sentiments spirituels3".

Réduire l'oraison,a fin de n'en éprouver ni la fatigue ni les joies trop envahissantes, n'est-ce pas, pour celui qui y a déjà goûté si pleinement, un étrange sacrifice accompli dans la foi ? Polanco note encire qu'Ignace "étudia avec une admirable constance...", se faisant une violence pour pouvoir exercer sous les maîtres de la terre son esprit accoutumé à ce maître meilleur qu'est l'Esprit-Saint ". Grande violence qu'inspire une conviction décisive : Dieu n'est pas servi par l'amour, mais par les oeuvres que l'amour fait entreprendre et où il se perd lui-même pour être à la fois purifié et transfiguré.

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A cette violence de l'amour, il semble que Dieu lui-même se soit accordé. Non seulement, Ignace doit réduire les heures d'oraison, mais il doit s'offrir à ce qu'il appellera "la sécheresse des études" : sécheresse née du travail toujours quelque peu douloureux, mais plus encore de ce que Dieu ne se fait plus sentit à l'âme avec la même richesse de consolations. Ignace évoquera d'un mot le contraste entre les grâces qui précédèrent et suivirent son Ordination et, d'autre part, celles qui marquèrent la période des études : "... il eut (alors) beaucoup de visions spirituelles et beaucoup de consolations quasi ordinaires, au rebours de ce qui s'était passé à Paris5" : après la "sécheresse", c'est le printemps de Manrèse qui lui semble revenu.

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Ce n'est certes pas que, durant cette vie d'étude, Ignace n'ait continué à s'appliquer à l'oraison et à en sentir dans on âme les effets parfois extraordinaires. Mais la "grande violence qu'il dut se faire de limiter l'oraison et la pratique des "choses spirituelles" afin de se donner tout entier à la réussite de l'oeuvre humaine entreprise "pour l'amour et le service du Seigneur" lui fit mieux découvrir la voie spirituelle qui était la sienne. Les consolations qui l'envahirent après les années d'étude furent une confirmation divine, garantissant que l'effort de fidélité poursuivi pendant plus de dix ans, de Barcelone à Paris et à Venise, provenait bien d'un amour très pur envers Dieu ; elles furent aussi comme l'éclosion dans son âme d'une liberté intérieure longuement mûrie par l'effort : désormais les "consolations" lui seront accordées comme une grâce incessante répondant au serviteur qui, pour mieux ailer son maître, le sert dans la fidélité aux "moyens humains" et dans le cheminement, même douloureux, au travers des choses et des oeuvres.

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C'est ainsi qu'il faut comprendre, semble-t-il, la dernière étape de l'itiniéraire d'Ignace. Parti des communications immédiates avec Dieu, il arrive, par une fidélité presque héroïque aux oeuvres entreprises pour le servir, à la liberté spirituelle qui lui fait "trouver Dieu en toutes choses".

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Telle est en effet la formule par laquelle Ignace caractérise la vie spirituelle de ses dernières années : "il croissait toujours en dévotion, c'est-à-dire dans la facilité de trouver Dieu, et maintenant plus que jamais dans toute sa vie. Et chaque fois qu'il voulait trouver Dieu, il le trouvait6". Cet aveu date d'octobre 1555 (moins d'un an avant sa mort). Avant même 1547, il avait déjà confié à Lainez que "ce qu'il avait eu à Manrèse (et que, à la période de distraction des études, il exaltait et appelait "sa primitive église") était peu de chose en comparaison de ce qu'il avait alors7."

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Ce progrès spirituel se manifestait de manière évidente aux yeux de tous ceux qui l'approchaient. Non seulement ils remarquent "sa facilité à s'unir à Dieu par l'oraison", mais plus encore "la dévotion qu'il éprouve en toutes choses et en tous lieux, très facilement", étant "tourné vers Dieu, même quand il semblait pendant ce temps faire autre chose" ; "il s'élevait vers Dieu à propos de n'importe quoi8". Les sept heures d'oraison de Manrèse sont devenues la prière continuelle et spontanée d'une vie où l'action, loin de gêner l'union à Dieu, en est le moyen privilégié.

 

Trois étapes qu'il fallait sommairement rappeler, car elles posent la question capitale : comment le solitaire de Manrèse est-il devenu l'apôtre qui nourrissait sa contemplation de toutes les "choses créées" ; et, par leur déroulement même, elles nous donnent la réponse : l'amour se porte vers Dieu non pas tant dans l'oraison que par la fidélité des oeuvres qui utilise toutes choses selon le mystère de la volonté divine.

 

1. Constit., 4e partie, ch. 4 n°2

2. Font. narr., I, 169-170

3. Ibid, II, 76

4. Ibid., II, 309. Les premiers biographes de saint Ignace ont tous insisté sur ce point.

5. Saint Ignace, Récit du Pélerin, n°95

6. Ibid., n°99

7. Font. narr., I, 140

8. Cf., Ibid, I, 635 ; II, 123 et 158 ; Script., I, 523

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